CHAPITRE IV
BING ?
Et puis c’est la horde.
En vrac, en nombre, en foule. Les voisins, Police Secours, Mathias, les ambulanciers, des passants, des chiens errants, un curé. Une ruée insensée. Des femmes en chemise de nuit, d’autres en robe du soir. Des messieurs en pantoufles, des chauffeurs de taxi, des étrangers de Paris, des Français d’ailleurs, une concierge sans balai, une ballerine sans concierge, un violoniste tuberculeux, trois gardiens de la paix du Cantal, un égoutier de nuit fonctionnant à l’acétylène, une souris de Pigalle, deux tapettes de la rue Budé, une bouquetière, un boutiquier ; un unijambiste ferme la marche !
Pour lors je réagis. Si je nous laisse investir, c’est la fin de tout ! Je sollicite les matuches, me fais connaître d’eux et les mobilise. Mission : dissiper la populace. Je charge les ambulanciers d’ambulancer les plus blessés (on ne peut panser à tout). L’abeille laborieuse, mes gamines ! Je suis omniprésent. Me dépense sans attendre la mornifle ! Assignant des postes ! Précisant des fonctions et la manière de les exercer. Votre San-Antonio vient de trouver son deuxième souffle, de becter ses spinachs, de décréter l’état de siège. Les gougnettes les plus tuméfiées sont évacuées. Je déclare aux archers de la maison pébroque que je me chargerai du rapport. Tu parles ! Il va être coquet, le rapport ! Mathias soigne Béni à la fine Champagne. Berthe, touchée par la grâce (et par la grosse) bassine les tempes de Nini en lui demandant pardon de l’avoir un tout petit peu massacrée. Dites, est-ce que la Baleine verserait dans l’aïoli en vieillissant ? Quant à Mme Pinuche, elle s’occupe de son époux avec onction, componction, attention et noblesse de cœur.
— Monsieur Finaud, lui dit-elle, je vous soigne parce qu’il est de mon devoir d’épouse d’agir ainsi, mais vous n’êtes qu’un scélérat méprisable et je vous préviens que tout est terminé entre nous. Ma religion m’interdisant de réclamer le divorce, je continuerai donc de partager votre misérable existence, à cela près toutefois que je ne vous accorderai jamais plus la moindre faveur. Vous irez donc assouvir vos bas instincts dans ces antres spécialisés, en compagnie de créatures auxquelles on ne peut souhaiter que la miséricorde de Dieu et la prophylaxie des hommes.
Il se décloaque doucettement, le Débris. Il défloconne de la pensarde par petites poussées en entendant sa bermégère.
— Mais je n’ai rien fait, balbutie-t-il. Tu te méprends, ma Douceur. San-Antonio te confirmera que...
La dame se signe en me toisant.
— Il ne me confirmera rien, déclare-t-elle sèchement, car je ne prêterai plus l’oreille aux louches paroles du démon. Un chef se doit de donner l’exemple, non d’entraîner ses collaborateurs dans les temples du vice.
Vieille tarte, va ! Ah, ces sales foireuses blettes ! Ces maussades de la vie qui s’ablutionnent le trésor à l’eau bénite pasteurisée ! Ah, les guenuches infectes aux sentences toujours prêtes ! Tu voudrais leur faire déferler sur la carcasse un régiment de Mongols en rat !
Je me détourne de la chaisière. J’aimerais me servir du porte-cierges de la Trinité comme d’un barbecue pour lui faire frire les rancœurs à cette carne qui sent la crypte mal aérée.
— Mathias, dis-je au rouquin, laisse tomber ce goret et monte sur la terrasse en compagnie d’un des agents. Par une brèche pratiquée dans la barrière tu découvriras au clair de lune le cadavre d’un homme. Essayez de le récupérer sans vous payer un valdingue dans la cour. Lorsqu’il sera à disposition, examine-le et fouille-le. Je veux connaître la date approximative de sa mort, comment on l’a assassiné, son identité, etc. Fais-toi apporter de la lumière et contrôle toute la terrasse pour t’assurer s’il y subsiste ou non des taches de sang. Je veux savoir à quel endroit précis on l’a buté.
— Je ferai de mon mieux, monsieur le commissaire, promet Mathias.
Ce qu’il y a de chouette avec lui, c’est qu’il fournit toujours un maximum de réponses en posant un minimum de questions. Il s’étonne de rien, le Rouillé. Il regarde la vie à travers son microscope, si bien que les plans généraux lui échappent. Le temps de compter jusqu’à un, il a disparu par l’escalier en pas de vis (ici il serait plutôt en pas de vice).
Je fais signe à Nini.
— Venez un peu par ici qu’on cause : votre petite femme a mis les bouts de bois et il est urgent qu’on la retrouve.
J’aimerais que vous matiez la mère Nini, dans quel pitoyable état elle se trouve après le coup de sang de Berthy ! Un coquard vert foncé sur l’œil. Une pommette en coquelicot. La lèvre supérieure grosse comme un pneu de mobylette. L’oreille droite décollée du bas. Une manche de sa chemise arrachée découvre le tatouage qu’elle porte au bras. Ça représente bien classiquement un cœur percé d’une flèche. Au-dessus du dessin, on avait initialement écrit : A x... pour la vie. Mais postérieurement, on a rayé le prénom pour le surmonter d’un autre qui fut raturé également par la suite. Si bien que le Rebecca qui éclate en caractères flamboyants au-dessus de l’édifice semble être souligné deux fois.
— Vous avez servi dans la marine, je parie ? soupire Berthe en découvrant ces graffitis.
Nini a un sourire mystérieux. La goulue a servi dans bien d’autres corps.
Sans entrain et en claudiquant bas elle me rejoint.
— Vous avez une idée de l’endroit où Rebecca est allée ? lui demandé-je.
— Aucune, répond la tuméfiée.
— J’ai besoin de savoir.
— Moi aussi, riposte l’hermafreuse.
Elle avise une blonde abandonnée au creux d’un canapé.
— Jacky, appelle-t-elle. Elle est partie de quelle façon, Rebecca ?
L’autre se désole parce qu’elle saigne du nez. Elle se bourre du Kleenex roulé en tampon dans les éteignoirs afin de stopper l’hémorragie, mais ça raisine mochement sur son chemisier.
— Brusquement, répond-elle à travers des bouts de sanglots. Elle est allée écouter le vieux rat pourri, là (elle montre Pinuche) qui téléphonait. Alors elle nous a déclaré, tout de go : « Il faut que je file, ça se gâte. Vous direz à Nini que je suis désolée pour elle, mais que ça n’est pas ma faute. Amusez ces bonshommes pour qu’ils ne s’aperçoivent pas tout de suite de mon départ. » On n’a pas eu le temps de la questionner, elle avait déjà filé. Nous, on se demandait ce qui se passait... D’ailleurs, je me le demande toujours. Tu parles d’une réunion de prévacances !
Un silence succède, entrecoupé de gémissements divers.
— Où habite le beau-frère bijoutier de la môme ? demandé-je au compositeur.
— Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle, à Saint-Franc-la-Père, répond Nini qui est déjà retournée s’asseoir au côté de Berthe.
Elle ajoute distraitement, car après un état de crise aiguë on se laisse volontiers aller à des considérations superflues : « Avant il habitait Avenue du Général-de-Gaulle, mais à la mort de ce dernier on a rebaptisé l’unique rue du pays, qui portait déjà le nom du héros. »
Nanti de ce précieux renseignement, je retourne sur la terrasse.
Mathias et l’agent qu’il a mobilisé ont mené à bien l’opération « pêche à l’asticot ». Le sieur Vladimir X... est maintenant étalé au bord de la trappe, prêt à quitter l’immeuble.
C’est un type blond roux, au visage lombaire. Il a le nez large ; des grains de beauté parsèment ses joues. Il porte un costar dans les tons feuille-morte (elles aussi), bien coupé, très mode. Sa chemise s’orne, si je puis dire (et le pouvant, je ne m’en prive pas) d’une auréole carmin. Sa plaie au cou ressemble à une seconde bouche qu’on lui aurait pratiquée à la va vite.
Je désigne le cadavre à Mathias, lequel s’active dans la lumière blême et insuffisante d’une torche électrique.
— Alors, que t’a-t-il déjà raconté ? demandé-je au Rouquin.
Mathias loche la tête.
— Il a été tué d’un coup de hallebarde dans la poitrine, annonce-t-il.
Je sourcille.
— Qu’appelles-tu une hallebarde, fiston ?
Le Rouillé panique de la coiffe. Son regard de chat me jette des éclats éplorés semblables à ceux d’un faux brillant.
— Mais j’appelle une hallebarde, une hallebarde, patron !
— Une vraie, comme en avaient les archers du roy ?
— Bien sûr. Certes, l’arme est peu commune, mais aucune erreur n’est possible. La plaie parle. Cela commence par une pointe effilée, puis qui devient carrée avant de s’élargir et de se denteler. La victime a eu le cœur déchiqueté car le meurtrier n’y est pas allé avec le dos de la cuiller. Par contre, l’entaille au cou est due à un couteau. Le décès remonte, à vue de nez, à cinq ou six jours...
A vue de nez est bien de circonstance. Ce qu’il peut fouetter, Vladimir ! Maintenant qu’il est à mes pieds, son odeur devient insoutenable. L’assistant provisoire du Rouquin est un jeune agent tout livide. Peut-être connaît-il cette nuit son baptême du feu ?
— Voici son portefeuille, ajoute mon précieux collaborateur en prenant une pochette de box noir sur la table de jardin, je vous laisse le plaisir d’en faire l’inventaire.
— Merci. Il ne te reste plus pour ce soir qu’à essayer de déterminer l’endroit où on l’a hallebardé.
— C’est déjà fait. A vrai dire, j’ai pu établir la chose avant de rattraper le corps.
— Où a-t-il été buté ?
— Dans l’escalier, affirme l’Incendie.
— Quel escalier ?
— Celui qui donne accès à la terrasse.
J’en reste comme les deux ronds de flan que vous n’avez pas bouffés le jour de votre crise de foie.
— Tu prétends qu’on l’a tué dans la chambre du dessous ?
— C’est évident. Venez que je vous montre.
Nous redescendons d’un niveau. Mathias passe le second, non pas sur mes talons, mais sur mes phalangettes.
Il s’arrête à mi-hauteur de l’échelle de meunier.
— Ici ! me dit-il. La victime gravissait ou descendait les degrés. Quelqu’un qui se tenait dans la pièce, à peu près devant la commode, avec la hallebarde, lui a décoché un coup terrible à travers l’échelle. Regardez, il y a des traces d’éclaboussures contre le mur à ce niveau et, bien qu’on ait nettoyé l’escalier, du sang est resté dans les interstices de ce barreau.
J’opine. L’affaire prend un tour nouveau. Jusqu’alors je pensais que le drame était resté extérieur à l’appartement, et puis non...
Pour lors, me voici plus décontenancé qu’un bidon de lait sans fond.
— Dis donc, Mathias, si le camarade du haut a morflé un coup de hallebarde dans le poitrail, ça a dû souiller la moquette, non ? Et ça, c’est pas avec de l’enzyme glouton que tu peux rectifier la situation.
Il me désigne le plancher.
— Sous l’escalier il y avait un tapis. On aperçoit très nettement sa délimitation. Regardez comme justement cette partie de la moquette est plus petite que l’autre, plus neuve...
— On l’aurait retiré ?
— C’est certain.
— Parfait. Tu viens grandement de déblayer le terrain, mon canard. Je vais te charger d’un dernier petit turbin, ensuite de quoi tu pourras retourner chez toi faire un gosse. Les bébés conçus de nuit sont de loin les meilleurs.
Il a un petit sourire confus, Mathias. Des gosses, il s’en paie un par an, en moyenne, et même davantage, car il a des jumeaux dans sa collection.
— Que désirez-vous, monsieur le commissaire ?
— La hallebarde, mon chéri. On ne trimbale pas ce genre d’outil avec soi, sauf lorsqu’on est suisse d’église ou qu’on joue « Marie Stuart et son hommelette de François II » à la Comédie-Française. L’arme du crime a été « improvisée », si je puis m’exprimer ainsi. Elle se trouvait donc dans l’appartement. Déniche-la-moi, elle ou sa trace si on l’a fait disparaître.
Ayant donné mes directives, je m’assieds sur le plumard des donzelles pour explorer le portefeuille. En réalité, il s’agit d’une simple pochette ouverte sur deux côtés, à l’intérieur de quoi se trouvent une carte d’identité et un permis de conduire au nom de Vladimir Kelloustik, né à Lodz, Pologne voici une trentaine d’années et domicilié à Paris rue des Francs
— Bourgeois. Je déniche en outre un reçu de lettre recommandée et la photographie d’une jeune femme blonde et triste tenant un bébé sur ses genoux.
Me voici plus tracassé qu’un montreur de marionnettes qui aurait des morpions. Un vrai seau de goudron, mes enfants. Bien chaud, bien noir, bien fumant !
On se paie le petit résumé d’usage pour tenter d’y voir un peu plus clair et d’un peu plus près ?
Deux braves gougnes vivaient en paix.
Fable ! Elles vivent confortablement dans un luxueux duplex de l’île Saint-Louis.
L’une (qui est le l’un du couple) est un personnage connu, gagnant largement sa vie avec sa musique. L’autre une jeune fille intéressante et travailleuse.
Un soir, en prenant l’air sur sa terrasse, cette dernière, (selon ses dires), découvre sur le toit le cadavre d’un homme qu’elle connaît de vue.
La victime ? Un Polonais de Paris qui fut plus ou moins compromis dans une histoire de faux talbins et qui hante l’île, avec un chevalet comme paravent.
Au lieu d’appeler au secours, que fait la brave jeune fille ? Rien.
Vous avez bien lu ? Attendez, ne cherchez pas vos besicles, on va vous l’écrire en majuscules. RIEN !
Elle garde pour elle cet étrange secret. Et elle attendra 48 plombes sans rien faire ni rien dire. Insensé, hein ?
Mais le mort commençant d’empester le quartier, elle se décide et tente de timides démarches du côté de la maison Pébroque.
Extrêmement timides, ces démarches, puisque la frite de mon collègue Martini ne lui revenant point, elle ne lui parle de rien. Si elle me met sur la voie, moi, c’est vraiment en rechignant, en minaudant presque !
De plus en plus saugrenu, dites, mes fils !
Bon, le tohu et le bohu policier se mettent en branle et le roi du Labo découvre en un temps record :
— que Vladimir Kelloustik a été trucidé avec une hallebarde.
— qu’on l’a buté dans la maison.
— qu’on a nettoyé les lieux après le meurtre et fait disparaître un tapis vraisemblablement très ensanglanté.
Notons que les deux occupantes de l’appartement prétendent tout ignorer du drame.
Malgré tout, Rebecca déclare que ça se gâte lorsqu’elle entend Pinaud alerter le labo et se sauve en pleine nuit, après avoir recommandé à ses copines d’amuser les roussins pendant qu’elle les met.
Vous avez quelque remarque pertinente à faire ? Des suggestions à proposer ? Non ?
Le contraire m’aurait surpris. Votre passivité est un monument au pied duquel je m’obstine à déposer les fleurs de mon imagination. Mais les fleurs se fanent et pourrissent tandis que le monument reste de marbre. Enfin, on s’aime bien quand même, non ? Ça vient de la parcimonie de nos relations. On fait pas cul et chemise, vous avez remarqué ? Je suis une chemise de fantôme, moi. Je ne fais que des apparitions. Voyez-vous, drôlesses, drôlets, pour pouvoir aimer les gens de façon durable, il ne faut pas cesser de les voir pendant trop longtemps, et surtout ne pas les voir beaucoup.
Question de dosage.
La vie appartient à ceux qui savent doser.
J’en suis là de mes réflexions (et j’en suis las) lorsque deux personnages font leur entrée. Il s’agit de dame Pinaude et de la femme Bérurier.
Vous connaissez la fameuse scène des bourgeois de Calais ? Pour illustrer la soumission, on a jamais trouvé plus expressif. En limouille, la corde au cou, pieds nus, avec la clé des cagoinsses à la main.
La mère Pinuche, c’est le sosie d’Eustache de Saint-Pierre. Mézigue, j’interprète Edouard III, Berthy joue les cinq autres bourgeois à elle toute seule. Ces dadames viennent faire amende honorable. Pantelantes de confusion. Liquéfiées par le remords. Trébuchant dans leur honte.
Ce revirement est dû à Nini qui s’est fait reconnaître. Prendre pour un bordelier un compositeur célèbre ! Georges Campary, l’unique ! Le magicien de l’oreille ! L’auteur admirable de ce cantique en faveur dans toutes les manécanteries de France, de Wallonie, de Romandie, et du Québec et que je cite pour mémoire :
Les saints et les anges
Comme le voisin du dessus
Quand ça les démange
Se grattent le trou duc...
Avé Avé
Avé le petit doigt
Avé Avé
Avé le petit doigt[13].
Il leur a tout expliqué en détail, Nini ! Le mort sur la terrasse ! Mon enquête ! Le branle-bas de combat ! La fuite de sa petite chérie !
Et les deux compères Béru-Pinuchet se sont empressés de renchérir. Je les ai mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les pauvres lapins. Plus une vie, ce métier ! A peine que rentrés at home voilà que je les sollicite à nouveau, bourreau de poulet que je suis.
Ils ont pris Mathias à témoin.
Mathias, bonne âme, a renchéri !
On a échangé des paroles d’honneur à l’étage au-dessous.
On s’est juré des fidélités !
On s’est demandé des pardons ! On s’en est accordé.
Du coup, la situation s’est retournée comme une peau de lapin mise à sécher. Berthe a soudain fait figure de folie sanguinaire ! On lui a démontré qu’il y aurait peut-être des plaintes déposées pour voies de fait sur ces braves filles innocentes, injustement molestées et injuriées.
Accablée, elle se repent.
Se répand !
Demande pardon, de-ci, de-là, à eux, à moi, à tous. Et madame du Pinaud la harcèle sournoisement, lui détricote le moral, lui fiche des perfidies dans la détresse. « Il est regrettable, ma chère, que vous ne puissiez vous contrôler. Vous vous livrez à des extrémités affligeantes. Vous devriez consulter pour vos nerfs... »
Berthy chiale une peine de vache laitière en essayant de plaider les circonstances atténuantes. La jalousie qui l’a égarée. Elle a été abusée par l’équivoque de la situation. Faire ça chez un monsieur aussi gentil que Georges Campary. Un homme de ce talent, de ce renom. Si plein d’égards. Et qui pousse la mansuétude, la simplicité jusqu’à la consoler de ses forfaits. Elle tramera sa honte jusqu’à la tombe.
— Je veux réparer, déclare-t-il enfin. On va vous aider, monsieur le commissaire.
— A quoi faire, ma bonne amie ? demandé-je en lui celant son importunance.
— A enquêter ! déclare la gaillarde.
— Pardon ?
— On vient de décider ça, moi et Mme Pinaud. Nos deux bonshommes tombaient de fatigue. Et puis, avec la rouste que je leur ai foutue, ils sont plus bons à nibe pour un temps. Mon Gros sucrait les fraises. Pinaud se rappelait même plus de son prénom. Alors on les a renvoyés se pieuter et c’est nous qu’on les remplacera. D’ailleurs, en ce dont qui me concerne, cher ami, j’ai toujours souhaité mener une enquête. La femme a des dons que l’homme possédera jamais. Un surtout : le flair ! C’est dans sa nature : elle sent les choses ! Bref, on saura vous montrer nos capacités. Par quoi on commence ?
« Par me foutre la paix », suis-je sur le point de tonner. Mais moi, vous me connaissez ? Tout bipède qui ne trimbale pas une paire de testicules en ordre de marche a droit à ma galanterie empressée.
Au lieu de rebuffer, j’ergote. J’assure que je ferai-bien-tout-seul. Que notre job n’est pas exerçable par ces êtres tout de fragilité et de délicatesse que sont les dames. A preuve : il y a des femmes juges, des femmes chauffeurs de taxi, mais pas de femme policier. Pour la circulation, un peu, si, à la rigueur, mais seulement dans les quartiers tranquilles, aux carrefours bourgeois, à l’orée des écoles maternelles.
Berthe me coupe le sifflet.
— Pas de chichis entre nous, San-Antonio. On a décidé de remplacer nos hommes, on les remplacera, un point c’est tout !
Oubliant déjà son humilité, elle ajoute, les poings aux hanches, la minijupe retroussée, les sacs à laitance surgonflés :
— Bon, il est où est-ce, ce macchabée, qu’on commence ?
Tandis que mes adjointes examinent la dépouille du sieur Kelloustik, Mathias fait retour nanti d’une hallebarde damasquinée de la lame et passementée du manche.
— Triomphe sur toute la ligne, fils, tu as déjà trouvé l’arme du crime ! applaudis-je.
— Non, soupire-t-il. C’est bien une hallebarde, mais pas la bonne.
— Tu es sûr ?
— Tout à fait. La lame ne correspond pas à la blessure et, depuis trois cents ans au moins, n’a jamais été souillée de la plus petite goutte de sang. Je viens, par acquit de conscience, de lui appliquer le test de Bougnazal ; il est formel.
— Où as-tu dégauchi cette rapière, Gars ?
— Dans la petite loggia située entre les deux étages. Elle trônait parmi d’autres armes d’époque.
— On l’aurait mise là pour remplacer l’autre, selon toi ?
— Il semblerait !
Je promène un index rêveur (ce sont les plus délicats) sur les arabesques incrustées dans l’arme. Jadis on s’étripait de manière artistique. On avait le souci d’embellir la mort. Ou alors, les aïeux prévoyants marnaient pour les antiquaires d’aujourd’hui.
— Ça va, Mathias, je n’ai plus besoin de toi.
— Je dois faire déblayer le client ? questionne l’Ensoleillé de la touffe en montrant le plafond.
J’hésite.
— Oui, tu peux : profitons de la nuit pour agir discrètement.
Il me serre une poignée de viande avec os et se casse. Je descends rejoindre Nini. Elle tète un havane plus mastar que les autres. Le Béru du cigare ! Son module lunaire ! La fumée en est ferroviaire et plus odorante que toute La Havane. Ses copines se sont barrées et l’ogresse médite sur ce qu’Alexandre-Benoît appelle les « aliénas » de l’existence. Rien de folichon. L’heure blafarde augmente les angoisses. La nuit les chats sont gris et les pensées idem. C’est d’ailleurs à cause de ces pensées grises que tant de gens se noircissent.
En me voyant rabouler avec sa hallebarde, elle plisse son front génial.
— Tiens, ricane-t-elle, parodiant Fernand Raynaud, voilà l’hallebardier !
Je dirige la pointe de l’arme vers le compositeur à succès.
— Il y a longtemps que vous possédez ce cure-dent, Nini ?
— Pff, des années... Et même davantage, c’était un bijou de famille. Mon vieux collectionnait ce genre de truc.
D’un geste tellement sec qu’il conviendrait de l’humidifier, j’arrache le fer de son manche. L’opération est fantoche car le premier n’était pas très bien arrimé au second.
— Hé ! cassez pas le matériel, mon vieux, rouscaille Nini. J’ai eu assez de bris de meubles comme ça, ce soir !
Je fais miroiter la partie tranchante de l’arme sous les yeux de mon interlocutrice.
— Vous m’avez prévenu que vous étiez miro, camarade, aussi je vous supplie d’avoir l’obligeance de regarder attentivement, très attentivement ce bout de ferraille.
Elle obtempère. La voici qui tripote la lame en se la collant à bout portant des vaistas.
— Mais ! Mais ! exclame-t-elle...
— Plus la même, hein ? Seul le manche est pareil. On a changé la broche à faire reluire les intestins.
— Exact, convient le fameux auteur de « Si tu t’en vas, ne te trompe pas de brosse à dents ». Je me demande bien qui a opéré cette substitution et pourquoi.
— Je dois pouvoir fournir des réponses valables à ces deux questions, assuré-je. A présent, parlons du tapis qui se trouvait dans votre chambre et qui n’y est plus.
Sa stupeur va croissant, comme disent les pâtissiers turcs.
— Comment diantre savez-vous qu’il y avait un tapis dans notre piaule ?
— Mon infernal petit doigt de flic...
— Effectivement, nous avons un tapis.
— Qui se trouve où ?
— Chez le teinturier. Il y a trois ou quatre jours cette idiote de Rebecca a renversé un encrier dessus. Tiens donc !
En voilà une, mes amis, je donnerais la vertu de votre grande fille, plus le soutien-gorge de votre belle-mère, pour la récupérer d’urgence. Dire que je l’avais sous la main et que je l’ai laissée s’envoler comme une perruche dont on nettoie la cage ! Pas fiérot, le San-A. En matière de police, des couenneries pareilles sont inexcusables. Généralement, ceux qui les commettent se retrouvent dans la filature privée avant l’âge de la retraite. Elle m’a mochement chambré, la friponne, avec ses simagrées de donzelle effarouchée. Pendant que je me posais des questions à son sujet, elle, elle me posait un lapin.
Enfin, on se retrouvera !
Je lève la main droite et je le jure sur la tête chercheuse de ma fusée opérationnelle Terre-Lune.
— Ainsi donc, soliloqué-je, la lame de votre hallebarde familiale a disparu, le tapis de votre chambre a disparu et Rebecca a disparu. Ça fait beaucoup, vous ne trouvez pas ?
— Parlons net, grommelle celle qui ne prend pas les chats pour des cons, vous estimez que mon amie est mêlée à cette sale histoire ?
— Pour répondre net, oui ! lui dis-je. Je ne prétends pas qu’elle ait bousillé ce type, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle a aidé l’assassin.
Mon entrecutrice ne répond pas.
Confondue. Chagrine... Elle va nous composer un de ces requiems à côté duquel celui de Mozart ressemblera à la « Petite Tonkinoise ». Les grands tourments intérieurs facilitent la création artistique. Le malheur est à l’art ce que le fumier est à la culture maraîchère.
La redescente de mes deux « extra » ramène un semblant de vie dans le regard exténué de Mme Ecartefigue. Visiblement, Berthe Bérurier la commotionne. Elle est sensible à la puissance de cet être d’exception. Faut admettre qu’il émane de la Baleine une sensualité animale. Elle est fumante comme un frais labour, Berthaga. Son insolence hardie, ses volumes tonitruants forcent l’admiration.
La voilà qui s’approche de Nini et lui donne une caresse voyouse sur la nuque.
— Inquiétez-vous pas, mon gars, déclare la Bérurière, on est sur la bonne voie et on te va vous arranger vos gamelles. Faites pas c’te triste bouille, Garnement, ajoute la chaleureuse, qu’après vous allez nous composer des marches funéraires.
Elle hésite, puis roule une galoche vorace à Nini.
— Quand un homme désempare, fait-elle ensuite sur un ton d’excuse, je voudrais pouvoir le réchauffer dans mon sein comme un oiseau tombé du nid.
La Terrifie chasse sa délicate métaphore d’un geste de bouchère débitant l’escalope.
La réalité commande. Elle sait bien, la vaillante Guerrière, que l’attendrissement est un frein.
— C’est pas le tout, soupire-t-elle en laissant filer du regard moite dans son intonation, Mâme Pinaud, vous avez fait part de notre découverte au commissaire ?
— Pas encore ! grince la vieille girouette.
Déjà professionnelle, la suppléante m’attire à l’écart.
— Voilà ce que nous avons trouvé dans la bouche de cet affreux cadavre, dit-elle.
Elle ouvre sa main gantée de fil gris et me propose un bouton de blazer cousu de fil blanc. Le bouton est en métal argenté orné d’une ancre marine en relief. Je considère l’objet d’un œil incrédule.
— Dans sa bouche ! hébété-je.
— Ça brillait sur le côté, on aurait dit une dent de métal...
M’est avis qu’il a un peu bâclé le turbin, Mathias. Probable qu’il était mal réveillé ou déjà rendormi. Faut reconnaître que sur cette terrasse obscure, il n’était pas équipé de première.
Dites, elles sont pas si locdues que ça, mes nouvelles coéquipières, après tout.